L'ÉTAT D’ANNEXION EN DIACHRONIE
Les phénomènes liés à
l’opposition d’état dans les noms en berbère sont assez bien
connus et décrits, surtout depuis les analyses de André Basset;(1)
cependant les études visant à en éclaircir l’origine
et le développement historique sont très rares.(2)
Ce qui m'incite a exposer ici mes idées à cet égard
c'est la (ré)pubblication récente d'une étude de Salem
Chaker, (3)
qui constitue une des rares tentatives de reconstruction globale des circonstances
qui ont amené à la naissance de l'opposition d'état,(4)
et qui pourtant aboutit à une reconstruction des faits qui me semble
peu vraisemblable.
Avant tout, quelques exemples pour illustrer l'essentiel
des données du problème:
(kabyle):
|
état libre |
état d'annexion |
|
avec prép. n "de" |
masc. |
argaz |
wergaz |
"homme" |
bbwergaz |
|
afus |
ufus |
"main" |
ufus |
|
irgazen |
yergazen |
"hommes" |
ggwergazen |
|
ifassen |
ifassen |
"mains" |
ifassen |
fém. |
tamghart |
temghart
|
"vieille"
|
n temghart |
|
timgharin |
temgharin |
"vieilles"
|
n temgharin |
|
|
|
|
|
noms "à voyelle
constante":
|
|
|
|
tala
|
tala
|
"source"
|
n tala
|
|
aman
|
waman
|
"eau"
|
bbwaman
|
|
iles
|
yiles
|
"langue"
|
ggyiles
|
|
udem
|
wudem
|
"visage"
|
bbwudem
|
|
|
|
|
|
(tuareg):
|
|
|
|
|
état libre
|
état d'annexion
|
|
|
adrar
|
ädrar
|
"mont"
|
|
idrarän
|
edrarän
|
"monts"
|
|
en'er
|
än'er
|
"antilope mohor" (mâle)
|
|
in'erän
|
nerän
|
"id" (pl.)
|
|
ten'ert
|
tän'ert
|
"id." (fémelle)
|
|
tin'erén/shin'erén
|
ten'erén
|
"id." (f. pl.)
|
On peut analyser le jeu des alternances phonétiques
qui ont lieu à l'initiale des noms berbères comme comportant
deux phénomènes distincts: d'un côté une "voyelle
d'état" est présente à l'état libre et manque
dans l'état d'annexion(5) ; de l'autre côté, une
semi-voyelle initiale est absente à l'état d'annexion et
présente à l'état d'annexion des noms masculins (6),
selon le schéma suivant:
|
Etat libre
|
Etat d'annexion
|
voyelle d'état
|
+
|
-
|
semi-voyelle
|
-
|
+
|
Cette distribution des phénomènes est
gênante pour ceux qui essaient d'expliquer l'origine du système,
parce qu'il ne paraît pas facile de justifier cette distribution
inversée des éléments phonétiques ajoutés
ou effacés dans les deux états.
1. La semi-voyelle initiale
Une question cruciale pour retracer l'histoire de
l'opposition d'état en berbère concerne la semi-voyelle initiale
des noms masculins à l'état d'annexion. Cette semi-voyelle
est diffusée partout en berbère du Nord mais n'est pas présente
en touareg. Si la semi-voyelle s'averait une innovation des parlers du
Nord, le schéma perdrait son apparente incohérence car l'état
d'annexion serait alors caractérisé par l'absence de tout
élément préradical, et l'état libre serait
formé par l'adjonction d'un élément au nom dépourvu
de préfixes.
J'avais déjà abordé la question
au congrès chamito-sémitique de Marbourg (Brugnatelli 1987)
et j'étais parvenu à la conclusion que tous les parlers avaient
connu la préfixation d'une semi-voyelle à l'état d'annexion,
même ceux qui l'ont successivement perdue. Ce qui m'amenait à
cette conclusion était, en définitive, une série d'indices
d'ordre phonétique (déjà signalés, la plupart,
par Prasse, 1974: 16), en particulier la forme de certaines prépositions
touarègues comme däg (< *däw w-) ou nn
V... (< * n wV...), qui pouvaient s'expliquer comme le reflet d'une
anciennne semi-voyelle, qui toutefois en tant que telle n'est plus présente
dans les parlers actuels.(7)
L'étude de S. Chaker part, au contraire, de
l'hypothèse que la semi-voyelle de l'état d'annexion masculin
soit due à une innovation du berbère du nord: «Il n'y
a pas de traces certaines du préfixe w- en touareg. Or, on
s'attendrait à ce qu'il en ait laissé d'importantes puisqu'il
s'agit d'une marque grammaticale de très haute fréquence. On
devrait le retrouver au moins dans les composés et syntagmes nominaux
figés...» (1988: 692; 1995: 48). Et c'est en partant de
cette hypothèse qu'il bâtit sa théorie, assez longue
et complexe, sur l'évolution, en plusieurs étapes, de l'opposition
d'état (en bref, un ancien "article" se serait amalgamé aux
noms déterminés > noms à l'état libre, tandis
que l'état d'annexion serait l'issue des noms dépourvus d'
"article").
Cependant, ce fondement de la thèse de M. Chaker
n'est plus soutenable après la parution de plusieurs ouvrages qui
permettent de mieux connaître les parlers touaregs du Sud, en particulier
ceux de l'Aïr.(8)
En effet, la phonétique des parlers de l'Aïr
est très conservatrice en plusieurs circonstances où les
autres parlers touaregs ont evolué. On connaît bien le cas
de *z (qui normalement ne se palatalise pas en tayert et > j,
sh, h dans les autres parlers touaregs), mais on peut
rappeler aussi —à propos des semi-voyelles initiales— la conservation
du préfixe personnel y- des verbes. Or, comme le signale
M. Prasse dans l'introduction de son recueil (Mohamed-Prasse 1989-90: 42),
les poèmes de l'Aïr contiennent plusieurs exemples d'état
d'annexion commençant par semi-voyelle, (9) soit parmi
des noms communs, soit parmi les toponymes.(10)
Les exemples que Prasse relève parmi les noms
communs paraissent limités à des pluriels en y-: s-yez'bar
"avec (leurs) éperons" (au lieu de * s-ez'bar), yesm'an
"éclairs", yem'nas "chameaux", yebyagh "outres".
B ce qui concerne les toponymes, au contraire, les
exemples que l'on peut dégager aussi bien dans l'ouvrage de Prasse
qu'ailleurs (11) gardent d'habitude la semi-voyelle
w- (surtout après I n-, Ti n-, etc., mais parfois
aussi —apparemment— sans ces supports). Si on essaie de recouper sur une carte
l'aire intéressée davantage par le phénomène,
on voit que les noms en w- se concentrent entre la zone de Shin Tabaraden
et Ingal. De l'ouest vers l'est on relève: Shin-Wesend'er (puits
près d'Amänd'är (12); < asend'er, n.v.
du causatif de end'er "sauter vivement de sa place; mourir subitement"?),
Wéz'äy (dune et puits; < éz'äy "paturage
sec"), Shin-Weleki (vallée; < éleki "charge
d'herbe fraîche" ?), In Waggar / In Aggar (puits, "Un
des gousses du tiggart [Acacia nilotica]"(13) ), Tyen-Wälanbän
(mare à l'ouest d'Ingal; < ?), Tyen-Wezezel (vallée;
< ezezel "sable").(14)
En outre, au cours de la traduction d'un recueil de
contes de l'Aïr, mon attention a été attirée
par ce qui paraît un autre reliquat d'état d'annexion pourvu
de semi-voyelle, cette fois-ci dans un texte en prose mais à l'intérieur
d'une expression figée: iswed' tasaga-nnet ta nn eghil (...)
iswed' ta n wazzelleg "il regarda à droite ... il regarda à
gauche"(Petites Sœurs 1974: 73)(15). Sans doute cette expression
figée nous garde une forme archaïque, de la même façon
de l'italien a destra e a manca, qui est la seule expression qui retient
aujourd'hui le mot manca dans le signifié de "gauche" (remplacé
ailleurs par sinistra).
Compte tenu de tous ces exemples de présence
de la semi-voyelle (textes poétiques, toponymes, expressions figées),
j'ai l'impression que l'hypothèse de Chaker ne tient plus, et il
faudra bâtir des nouvelles théories basées sur la
chute de la semi-voyelle à l'état libre masculin (chute
qui se produit aussi à l'état d'annexion en touareg), plutôt
que sur l'adjonction de cet élément à l'état
d'annexion en berbère du Nord.
Par ailleurs, l'hypothèse d'un état
d'annexion constituant le reliquat d'une phase de nom dépourvu de
tout préfixe est assez peu vraisemblable dans la mesure où:
1) Le préfixe en t- des noms féminins est présent
à l'état d'annexion aussi, ce qui oblige Chaker à supposer
que l'article était épicène et composé d'une
simple voyelle; le t- actuel des féminins aurait été
ajouté par la suite ("phase 2") tant aux noms indéterminés
(directement devant le nom) qu'aux déterminés (en ce cas devant
l'article mais pas devant le nom!): une marque préfixale inattendue
et tout à fait superflue, puisque le féminin était
presque toujours déjà marqué à la fin du nom;
2) Il s'avère que l'état d'annexion des noms masculins
en touareg n'est pas toujours caractérisé par l'absence
de tout son initial. En effet, cela a lieu surtout au pluriel, où
Ø- et ´- sont en distribution complémentaire
selon la stucture syllabique du nom (ce qui ressemble à la situation
du berbère Nord), mais le singulier est normalement caractérisé
par ä- quelle que soit la structure syllabique du nom. Cette
situation serait très facile à expliquer par une réduction
des voyelles pleines, avec a > ä, voyelle brève
mais stable et i > e, qui tombe plus facilement.(16)
Au contraire, si l'on veut expliquer cette situation par l'adjonction d'un
élément ä seulement au singulier il faudrait
postuler des processus analogiques qui ne seraient pas faciles à
justifier.
Si le fondement de la théorie de Chaker s'avère
faux (ou très discutable), (17) on peut
regarder sous un jour différent les objections dont le même
auteur avait reconnu le bien-fondé, tout en considérant valable
sa propre reconstruction dans l'ensemble.
«Le seul point qui cadre mal avec
cette reconstruction sont les quelques rares formes nominales à initiale
d'état libre wa- (chleuh wagerzam "guépard",
wamlal "marguerite"..) sur lesquelles W. Vycichl a souvent attiré
l'attention (notamment 1957: 145). On nous accordera qu'il s'agit là
de faits assez marginaux sur lesquels il paraît difficile de fonder
une théorie de l'initiale du nom berbère et pour lesquels
il est sans doute possible de trouver des explications spécifiques...»
(p. 52).
Pourtant, ces formes ne sont pas tellement "rares" ni limitées
à la tachelhit: déjà en 1920 E. Laoust signalait la
fréquence, parmi les noms de végétaux, les noms d'animaux,
les toponymes et les ethniques, de formes en wa- qui trouvent
ailleurs des correspondances en a-.(18)
Et de ce phénomène il signalait plus de 80 exemples provenant
de tous les parlers marocains (surtout mais pas seulement du chleuh(19))
ainsi que quatre mots kabyles: (w)ah'rir "plante de coquelicot", warneger
"Osyris alba", wazdel "Daucus muricatus" (w)azduz "orobanche",
auxquels on peut maintenant ajouter (Dallet): (w)acnaf "Sinapis arvensis",
(w)ajdim "bot. non identifié; herbe à peignes"(20)
, waghzen "ogre" (21), wazi "renvois, éructations,
aigreurs d'estomac".(22) Un des noms d'animaux
signalés par Laoust, wazugen / az'ug "cigale"(23)
, se retrouve aussi en Kabylie: warzigen(24)
et wardjedjdji (25) et a des pendants jusqu'en
touareg: tayert wajij "grillon, cigale", tahaggart wa-iz'z'eg'en,
invariable au sg. et au pl., "(m. à m. celui qui ayant trait) grillon"
(ainsi analysé par Foucauld IV, p.1936).(26)
Un autre mot touareg en w- est wännag "conjonctivite,
ophtalmie" (tawellemmet), correspondant à tahaggart ähennag'
(et peut-être aussi à tayert zenu et/ou kab. tindaw,
rif. kundu, senh. bekkindu / mekindu?).
En définitive, j'ai l'impression que ces reliquats
sont diffusés un peu partout dans le monde berbère, de façon
plus ou moins étendue, et que la reconnaissance de leur existence
dans les différents parlers ne dépend(e) que de la disponibilité
de bons dictionnaires (surtout riches en termes particuliers tels que les
noms de plantes, d'animaux etc.).(27)
Il est intéressant de rappeler ici les conclusions
auxquelles Laoust était amené par l'examen de ces données
(1920: 486):
«on postulera avec assez de certitude:
a) Le nom berbère placé dans des conditions syntaxiques
déterminées reprend sa forme primitive qui était une
forme waX.
b) La forme actuelle aX est une forme dérivée de
la précédente.
Les sons wa et a placés à
l'initiale du nom berbère apparaîtraient donc comme des préfixes,
ou, plus exactement, comme des démonstratifs, restés accolés
au substantif sans autre signification précise que celle d'indiquer
le genre et le nombre. Il n'est pas douteux, en effet, qu'il faille identifier
wa et a, caractéristiques de la constitution nominale
berbère, aux particules démonstratives wa et a
connues dans la généralité des parlers y compris les
touaregs. De sorte que wazmay "jonc" correspondant à azmay
doit se décomposer: wa + zmay ou a + zmay
et se lire "ceci zmay" ou "celui de zmay". On peut conjecturer
qu'à une époque ancienne de son évolution la langue
berbère utilisait ces démonstratifs en leur donnant la valeur
d'articles...»
On constate que cette théorie correspond assez
étroitement à celle qu'a esquissée W. Vycichl (1957):
les éléments préradicaux des noms berbères
remontent à un ancien article (à son tour issu d'un démonstratif
m. wa, f. ta pl. m. wi, f. ti "celui, celle,
ceux, celles"), et au masculin devaient présenter toujours la semi-voyelle
qui aujourd'hui n'est conservée qu'à l'état d'annexion.(28)
K.-G. Prasse (1974: 14) accepte l'hypothèse d'un ancien pronom/article
préposé, mais considère la série des pronoms
wa etc. («singulatif défini») comme étant
à la base seulement des formes de l'état d'annexion, tandis
que a («collectif indéfini indéclinable»)
serait devenu le préfixe de l'état libre. Mais je crois que
cela complique inutilement les données: selon cette hypothèse
aussi il faudrait imaginer ici aussi une phase de langue où les deux
états étaient différenciés quant à "définitesse",
et en outre, pour expliquer le fém. de l'état libre il faudrait
le recours à une réfection analogique sur l'état d'annexion.
Tout peut bien s'expliquer par une simple chute de
la semi-voyelle à l'initiale de l'état libre. Ce qui gêne
les chercheurs est, comme on l'a vu, la difficulté d'expliquer la
chute et la preservation "croisée" d'éléments dans
les deux états (chute de la voyelle et maintien de la semivoyelle
dans l'état d'annexion ~ chute de la semi-voyelle et maintien de
la voyelle dans l'état libre). Toutefois, cette distribution n'a
rien de bizarre si l'on considère que les deux phénomènes
qui interviennent dans le jeu d'alternances des états du nom sont
liés à deux causes tout à fait différentes: pour
l'élément vocalique, ce qui a produit des changements est,
vraisemblablement un déplacement de l'accent qui a causé la
chute ou le maintien de la syllabe, tandis que pour l'élément
consonantique placé à une extrémité du mot et
exposé à des phénomènes de sandhi, ce qui importe
est l'environnement phonétique: si le nom est à l'initiale
ou, en tout cas, n'est pas étroitement lié aux mots précédents
la semivoyelle peut tomber (> é. libre), mais à l'intérieur
de certains syntagmes la semi-voyelle peut se préserver (> é.
d'annexion).
Mutatis mutandis, on peut comparer la situation
de l'initiale des noms masculins berbères (*wa- >
we- ou a-) aux reflets en français des sons successifs
à la première syllabe dans les expressions latines (1) dícit
homo et (2) dicébat : dans (1), l'accent sur la première
syllabe a fait tomber tous les éléments de la deuxième,
sauf la consonne finale, qui est gardée dans le contexte vocalique
(la "liaison"): > dit-on [di'tõ]; en (2), au contraire,
l'accent tombait sur la deuxième syllabe qui est conservée,
tandis que le -t final, n'étant pas "protégé" par une
voyelle suivante, s'efface comme le reste de la dernière syllabe,
atone: disait [di'zE].
2. Le rôle de l'accent.
La cause la plus probable de la chute (ou abrègement)
de la voyelle d'état a été donc un déplacement
d'accent dans les noms étroitement liés aux mots qui précèdent
(tel est le cas des noms à l'"état d'annexion", qui en principe
ne se trouvent jamais au commencement d'une phrase). Un exemple de modification
du vocalisme liée à un changement de rôle syntaxique
du mot (vraisemblablement à la suite d'un déplacement d'accent)
est visible aussi en arabe dialectal algérien, où e
alterne (d'une façon systhématique) avec i à
l'intérieur d'un nom isolé ou à l'état construit:
weled "garçon" ~ wli:d <mm-i; wje< "douleur"
~ wji< er-ras "mal de tête".(29)
Des déplacements d'accent dans les différents
états du nom ont été relevés dans plusieurs
parlers (Brugnatelli 1986), et cela s'accorde avec les études instrumentales
de S. Chaker pour le kabyle (1995: 97 ss.): «Il semble qu'il n'y
ait pas en kabyle "d'accent de mot intrinsèque", mais simplement
un accent de mot en phrase». Indépendemment des études,
encore insuffisantes, sur la nature et la place de l'accent dans les différents
parlers modernes, (30) ce qui importe d'observer sur le
plan historique est que:
- si l'abrègement de la voyelle d'état a eu lieu d'une
façon à peu près identique dans tous les parlers,
cela veut dire qu'autrefois l'accent capable de produire ce changement était
le même dans tout le domaine berbère;
- le seul type d'accent capable de produire l'abrègement des
syllabes atones est un accent dynamique. Donc les parlers berbères
de l'antiquité possédaient tous un accent dynamique;(31)
- le maintien d'une "voyelle constante" dans certains noms, quand
elle n'est pas due à un allongement à la suite de la chute
d'une radicale (tala < *tahala), a eu lieu, probablement,
dans les noms dont la structure ne permettait pas le déplacement de
l'accent.(32)
3. Etat d'annexion dépourvu de préposition n-
Avant de conclure, je voudrais traiter brièvement
un dernier problème soulevé dans le même article de
S. Chaker: les cas d'un nom déterminant un autre nom apparemment
sans la préposition n en kabyle et ailleurs (awal umazigh
"la parole du berbère", afus ugelzim "manche de pioche"). A
mon avis ces cas (différents des constructions figées avec
des noms tel at "fils de", etc.) ne sont que l'issu d'une assimilation
de la préposition à u-, i- (seulement quand
le w- /y- de l'état d'annexion deviennent vocaliques
n'étant suivis que d'une consonne). Au contraire selon Chaker «quelle
que soit l'explication diachronique que l'on retienne (...) il paraît
difficile en synchronie de voir ... une variante phonétiquement conditionnée
... (/n+u-/ > [u]), puisque la combinaison /n + u/ est par ailleurs bien
attestée dans les parlers considérés»
Sur cette question un article de L. Galand (1966)
a apporté une série de considérations qui —à
mon avis— ne permettent pas de douter de la présence virtuelle d'une
préposition (ce qui l'emporte est surtout la distribution complémentaire
de la préposition et Ø selon la réalisation
du son initial du deuxième nom).
De ma part, je me limite à ajouter une considération
qui est trop souvent négligée dans les études de linguistique
historique: il n'est pas toujours possible d'appliquer les mêmes
"lois phonétiques" à un son donné lorsqu'il fait partie
du stock des phonèmes ayant une valeur distinctive à l'intérieur
du lexique et lorsqu'il fait partie de l'ensemble, souvent plus réduit,
des "phonèmes morphologiques", qui n'ont une valeur distinctive
qu'à l'intérieur des morphèmes d'une langue.
Cette considération, soulignée par F.
Aspesi dans un brillant article sur AION, est bien confirmée,
à l'intérieur de langues chamito-sémitiques, par exemple
par l'évolution de *s "morphologique" (qui donne lieu, dans
les diverses langues sémitiques, tantôt à s
/sh, tantôt à h, tantôt à
' / Ø sans que les racines changent leurs *s ), ou par
l'évolution du *t "morphologique" (qui donne lieu, lui aussi,
à des affaiblissements > h, Ø. Cf. Brugnatelli
1994).
Et, en effet, en berbère du Nord aussi il arrive
que l'évolution phonétique de [n] + sonante soit différente
selon qu'il s'agisse a) d'un n quel qu'il soit ou b) de la préposition
n. On a aussi:
a) n + w > nw : kunwi
"vous", anwa "qui?", ecc.
b) n + w- > ww- / bbw-
/ ggw-: bbwergaz
"de l'homme"
a) n + y > ny : anyir
"le front", ecc.
b) n + y- > yy- / ggy-
: ggy-ergazen "des hommes"
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Werner Vycichl
1957 "L'article défini
du berbère", Mémorial A. Basset, Paris: 139-146.
NOTE
(1) Un tournant
décisif pour la description du phénomène est représenté
par la page et demie de Basset 1932 dans le Bulletin de la Société
de Linguistique de Paris. En suite, un article paru en 1945 est venu
compléter dans les détails son analyse.
(2) On connaît
l'extrême prudence d'A. Basset en ce qui concerne les explications
diachroniques des phénomènes berbères. C'est à
la suite de son attitude, je crois, que peu de berbérisants se sont
penchés sur la question.
(3) Salem
Chaker (1995): il s'agit de la "reprise" d'un article précédemment
paru dans l'Encyclopédie Berbère (1988).
(4) A côté
de cet article, je peux rappeler seulement l'étude de Vycichl (1957)
sur l'origine des éléments préradicaux du nom et le
chapitre "Origine du préfixe d'état" dans Prasse (1974: 12
ss.).
(5) A l'exception
des noms dits "à voyelle constante" où elle se maintient.
(6) Les noms
féminins gardent le caractéristique t- initial dans
les deux états.
(7) Un des
exemples apportés par Prasse (agg- "fils de" < *aw
+ w-) ne peut pas être rejété, comme le fait
Chaker, sous prétexte que cette forme peut «s'expliquer beaucoup
plus simplement par un traitement local nettement établi par ailleurs:
BN /w/ > touareg /gg/; ainsi BN alwes / alus et touareg
alegges, ‘beau-frère'»: en effet, des exemples comme
le mot composé awadem"homme" (lit. "fils de Adam") prouvent
que "fils" en touarègue devant un nom à initiale vocalique
qui se passe d'opposition d'état était bien aw et non
agg.
(8) Il s'agit
de deux recueils de contes, Petites Sœurs (1974) et D. Casajus (1985) et,
plus récemment, trois recueils de poèmes: Mohamed-Prasse (1989-90),
Albaka-Casajus (1992) et Castelli Gattinara (1992).
(9) Un phénomène
analogue de préservation de la semi-voyelle de l'état d'annexion
dans des poèmes traditionnels, avait été déjà
reconnu, précédemment, par J. Lanfry à Ghadamès
(1972: 181-2).
(10)
La conservation de noms à l'état d'annexion dans la toponymie
a été déjà relevée ailleurs, chez les
Zenaga et à Siwa, où l'opposition d'état n'est plus
présente actuellement (Brugnatelli 1987: 349).
(11) Un examen
des index présents dans la plupart des ouvrages sur les touaregs
permet d'identifier d'autres toponymes pourvus de semi-voyelle au-delà
de ceux qu'a signalé Prasse.
(12) Selon
les indications d' Alojali 1975: 149.
(13) Bernus
1981: 68; en tifinagh à la p. 299: NGR, sans semi-voyelle;
Prasse le transcrit Yen Wäggar.
(14) Je n'ai
pas pu localiser avec certitude tous les noms que j'ai relevé. En
tout cas, ils ne sont pas limités à cette région,
mais on en trouve ailleurs aussi. Cf. par ex. Wällam (< allam,
n.v. de alem "ouvrir"?), près de Niamey.
(15) D'habitude
en tayert les noms formés sur la racine de "gauche" ne présentent
ni gémination des deux premières consonnes ni semi-voyelle
dans l'état d'annexion. Cf. Mohamed 1989, n° 151: 70: wan zälgät
ed-wan eghil "celui de gauche et celui de droite"; 153:39: täzälge
n- "à gauche de"; 160: 13: Ta ser zälgät-in
"celle qui se trouve sur mon coté gauche"; 154: 45: xemila en-täzalgé
"la corde de soie du nord". Cf. aussi les dictionnaires: touareg du sud (Alojali)
tezalgé; touareg du nord (Foucauld): téhalg'é.
Le mot contenu dans ta n wazzelleg "à gauche" est différent
de tout cela. Malheureusement dans le recueil n'est pas dit d'où
provient exactement le conteur de cette histoire. Le redoublement d'une
consonne est gardé par la toponomastique, dans le nom de la région
de Tamanrasset, appelée Wa-helleg'en (Foucauld 1940: 104).
(16) En effet,
on relève une situation tout à fait identique avec la reduction,
de la voyelle qui a lieu très souvent à l'état libre
aussi: cf. Prasse 1974: 17 ss.
(17) Le point
de départ erroné n'est pas le seul point faible de la reconstruction
de S. Chaker. Un autre passage franchement peu vraisemblable est —à
mon avis— l'hypothèse d'un passage gratuit d'une opposition nom défini
(avec article) ~ nom non défini (dépourvu d'article) à
une opposition nom "libre" ~ nom "déterminant".
(18) Un phénomène
analogue se relève en hebreu, où plusieurs noms de lieux,
personnes, animaux, maladies etc., commencent par un préfixe y-
dans lequel Garbini (1984: 84-88) reconnaît un ancien "thème
pronominal".
(19) Laoust
(1920: 485 ss.) Sans doute aux mots qu'il signalait on peut en ajouter
beaucoup d'autres. Je rapporte ici ceux que j'ai pu relever dans le petit
dictionnaire de Jordan (1934): waghoris/aghris "glace, gelée
blanche"; wayel "huître", wakuz "charançon,
ver", wamsa "fenouil", wasefsaf / asefsaf "peuplier"
(faut-il lire deux s' au lieu des s?), wasser'emt "flèche"
(de essr'em "tirer"), watata "bègue" (de tata "bégayer"),
wawan "larve d'abeille".
(20) Selon
Allioui (1990: 101): "coucou (?)". Dans la même page on relève
un terme waghzaz "laiteron maraîcher" inconnu par ailleurs.
(21) Cf.
le chleuh aghwz'en "ogre". A Ghadamès
Waghzen est nom propre d'un ogre (cf. à Ghat ighej
"ogre"?). L'emphatique du chleuh permet de le ramener au verbe ghez'z'
"ronger" (kab. et chl.) .
(22) Cf. Maroc
central (Taifi) azza "id.", Rif (Renisio) azza / izza
"id.".
(23) P. 486:
A. Messad, Demnat. Dans Jordan (1934) on trouve waz'uyz'ay et wiz'ugen.
Ce dernier mot semble indiquer que la forme sans emphatique soit (?) une
faute de frappe de Laoust, mais on ne peut pas l'affirmer avec certitude
car, comme on verra par les rapprochements dans les différents parlers,
dans ce mot l'emphase n'est pas toujour présente.
(24) Hanoteau
1906: 264. Malheureusement cet auteur ne signale pas l'éventuelle
emphase de z.
(25) Chemime
1991: 18. Y. Allioui (1990: 132-134, n° 323, 328-330) rapporte aussi
une forme apparemment "régularisée" awer'djedjin,
mais ses notations ne sont pas toujours dignes de confiance. Par exemple,
l'état d'annexion de ce mot est transcrit une fois uwer'djedjin
(n° 323) et une fois wer'djedjin (n° 328).
(26) En tawellemmet
de l'Est: az'z'ik (pl. az'z'ikän, ét. ann. a-
/ a-, Alojali). La provenance d'une sorte de construction "support
de détermination" + "participe" (?) en -n est probable dans
plusieurs cas de ces noms qui se terminent par -n. Dans le cas de
(w)agerzam "guépard", il existe aussi une variante wagrzamn
"panthère".
(27)
Par exemple, le nouveau grand dictionnaire de M. Taïfi sur les parlers
du Maroc central permet de relever quelques autres mots à w-
initiale comme wawih' "émouchet (oiseau)", wilid'
/ wilitt "orgelet" (cf. chl. ild', tuar. alet't'), wanslulfen
"gros lézard", wawter "humérus" (cf. Rif awtär
"cuisse"), wawzer "dépression entourée d'hauteurs".
(28) Des phénomènes
de figement d'un ancien article qui perd sa valeur définie sont connus
ailleurs, et deux cas sont signalés au sein des langues sémitiques:
à côté du cas bien connu de l'araméen, où
l'article était postposé -a:' (cf. syr. yo:ma:
"jour"), on peut citer aussi les parlers sudarabiques modernes, où
plusieurs mots gardent un ancien article préposé, comme dans
mehri h'eyawm "soleil"(<"jour").
(29) Ce parallèle
m'a été gentiment suggéré par M.e Aziza Boucherit,
que je remercie.
(30) Dernièrement,
une étude comparative d'A. Aikhenvald (à paraître)
essaie de reconstruire des règles communes à tous les parlers
et parvient à la conclusion que «the regular or quasi regular
accent shifts in these constructions [c.-à-d. prép. + nom]
can partially account for regular vowel reduction in the annexed state».
(31) Que cela
ne soit pas la situation actuelle de tous le parlers ne surprend pas: on
connaît bien, par exemple, le cas du latin, dont l'accent a subi deux
changements de nature et de place entre la phase des textes archaïques
et l'âge classique.
(32) Par exemple,
la plupart des thèmes monosyllabiques selon Chaker 1995: 46. Deux
autres études qui essaient de dégager des règles pour
la "voyelle constante" dans deux parlers très éloignés
(Jebbour 1991: chleuh; Mitchell 1953: Zouara) relèvent quelques
conditions identiques (la gémination de la consonne qui suit la
voyelle: Jebbour p. 46, Mitchell p. 385) mais aussi des conditions différentes
(présence d'un glide après la voyelle initiale: Jebbour;
existence d'une seule consonne après la voyelle —pour les monosyllabes
dont la voyelle radicale n'est pas i—: Mitchell).