L'ÉTAT D’ANNEXION EN DIACHRONIE



    Les phénomènes liés à l’opposition d’état dans les noms en berbère sont assez bien connus et décrits, surtout depuis les analyses de André Basset;(1)  cependant les études visant à en éclaircir l’origine et le développement historique sont très rares.(2)  Ce qui m'incite a exposer ici mes idées à cet égard c'est la (ré)pubblication récente d'une étude de Salem Chaker, (3) qui constitue une des rares tentatives de reconstruction globale des circonstances qui ont amené à la naissance de l'opposition d'état,(4)  et qui pourtant aboutit à une reconstruction des faits qui me semble peu vraisemblable.
    Avant tout, quelques exemples pour illustrer l'essentiel des données du problème:

(kabyle):


état libre

état d'annexion


avec prép. n "de"
masc. argaz wergaz "homme" bbwergaz

afus ufus "main" ufus



irgazen

yergazen

"hommes"

gg
wergazen

ifassen ifassen "mains" ifassen

fém.

tamghart

temghart

"vieille"

n temghart

timgharin temgharin "vieilles"
n temgharin





noms "à voyelle constante":



tala
tala
"source"
n tala

aman
waman
"eau"
bbwaman

iles
yiles
"langue"
ggyiles

udem
wudem
"visage"
bbwudem






(tuareg):




état libre
état d'annexion


adrar
ädrar
"mont"

idrarän
edrarän
"monts"

en'er
än'er
"antilope mohor" (mâle)

in'erän
nerän
"id" (pl.)

ten'ert
tän'ert
"id." (fémelle)

tin'erén/shin'erén
ten'erén
"id." (f. pl.)

    On peut analyser le jeu des alternances phonétiques qui ont lieu à l'initiale des noms berbères comme comportant deux phénomènes distincts: d'un côté une "voyelle d'état" est présente à l'état libre et manque dans l'état d'annexion(5) ; de l'autre côté, une semi-voyelle initiale est absente à l'état d'annexion et présente à l'état d'annexion des noms masculins (6), selon le schéma suivant:



Etat libre
Etat d'annexion
voyelle d'état
+
-
semi-voyelle
-
+

    Cette distribution des phénomènes est gênante pour ceux qui essaient d'expliquer l'origine du système, parce qu'il ne paraît pas facile de justifier cette distribution inversée des éléments phonétiques ajoutés ou effacés dans les deux états.

1. La semi-voyelle initiale

    Une question cruciale pour retracer l'histoire de l'opposition d'état en berbère concerne la semi-voyelle initiale des noms masculins à l'état d'annexion. Cette semi-voyelle est diffusée partout en berbère du Nord mais n'est pas présente en touareg. Si la semi-voyelle s'averait une innovation des parlers du Nord, le schéma perdrait son apparente incohérence car l'état d'annexion serait alors caractérisé par l'absence de tout élément préradical, et l'état libre serait formé par l'adjonction d'un élément au nom dépourvu de préfixes.
    J'avais déjà abordé la question au congrès chamito-sémitique de Marbourg (Brugnatelli 1987) et j'étais parvenu à la conclusion que tous les parlers avaient connu la préfixation d'une semi-voyelle à l'état d'annexion, même ceux qui l'ont successivement perdue. Ce qui m'amenait à cette conclusion était, en définitive, une série d'indices d'ordre phonétique (déjà signalés, la plupart, par Prasse, 1974: 16), en particulier la forme de certaines prépositions touarègues comme däg (< *däw w-) ou nn V... (< * n wV...), qui pouvaient s'expliquer comme le reflet d'une anciennne semi-voyelle, qui toutefois en tant que telle n'est plus présente dans les parlers actuels.(7)  
    L'étude de S. Chaker part, au contraire, de l'hypothèse que la semi-voyelle de l'état d'annexion masculin soit due à une innovation du berbère du nord: «Il n'y a pas de traces certaines du préfixe w- en touareg. Or, on s'attendrait à ce qu'il en ait laissé d'importantes puisqu'il s'agit d'une marque grammaticale de très haute fréquence. On devrait le retrouver au moins dans les composés et syntagmes nominaux figés...» (1988: 692; 1995: 48).  Et c'est en partant de cette hypothèse qu'il bâtit sa théorie, assez longue et complexe, sur l'évolution, en plusieurs étapes, de l'opposition d'état (en bref, un ancien "article" se serait amalgamé aux noms déterminés > noms à l'état libre, tandis que l'état d'annexion serait l'issue des noms dépourvus d' "article").
    Cependant, ce fondement de la thèse de M. Chaker n'est plus soutenable après la parution de plusieurs ouvrages qui permettent de mieux connaître les parlers touaregs du Sud, en particulier ceux de l'Aïr.(8)  
    En effet, la phonétique des parlers de l'Aïr est très conservatrice en plusieurs circonstances où les autres parlers touaregs ont evolué. On connaît bien le cas de *z (qui normalement ne se palatalise pas en tayert et > j, sh, h dans les autres parlers touaregs), mais  on peut rappeler aussi —à propos des semi-voyelles initiales— la conservation du préfixe personnel y- des verbes. Or, comme le signale M. Prasse dans l'introduction de son recueil (Mohamed-Prasse 1989-90: 42), les poèmes de l'Aïr contiennent plusieurs exemples d'état d'annexion commençant par semi-voyelle, (9) soit parmi des noms communs, soit parmi les toponymes.(10)
    Les exemples que Prasse relève parmi les noms communs paraissent limités à des pluriels en y-: s-yez'bar "avec (leurs) éperons" (au lieu de * s-ez'bar), yesm'an "éclairs", yem'nas "chameaux", yebyagh "outres".
    B ce qui concerne les toponymes, au contraire, les exemples que l'on peut dégager aussi bien dans l'ouvrage de Prasse qu'ailleurs (11) gardent d'habitude la semi-voyelle w- (surtout après I n-, Ti n-, etc., mais parfois aussi —apparemment— sans ces supports). Si on essaie de recouper sur une carte l'aire intéressée davantage par le phénomène, on voit que les noms en w- se concentrent entre la zone de Shin Tabaraden et Ingal. De l'ouest vers l'est on relève: Shin-Wesend'er (puits près d'Amänd'är (12);  < asend'er, n.v. du causatif de end'er "sauter vivement de sa place; mourir subitement"?), Wéz'äy (dune et puits; < éz'äy "paturage sec"), Shin-Weleki (vallée; < éleki "charge d'herbe fraîche" ?), In Waggar / In Aggar (puits, "Un des gousses du tiggart [Acacia nilotica]"(13) ), Tyen-Wälanbän (mare à l'ouest d'Ingal; < ?), Tyen-Wezezel (vallée; < ezezel "sable").(14)
    En outre, au cours de la traduction d'un recueil de contes de l'Aïr, mon attention a été attirée par ce qui paraît un autre reliquat d'état d'annexion pourvu de semi-voyelle, cette fois-ci dans un texte en prose mais à l'intérieur d'une expression figée: iswed' tasaga-nnet ta nn eghil (...) iswed' ta n wazzelleg "il regarda à droite ... il regarda à gauche"(Petites Sœurs 1974: 73)(15).  Sans doute cette expression figée nous garde une forme archaïque, de la même façon de l'italien a destra e a manca, qui est la seule expression qui retient aujourd'hui le mot manca dans le signifié de "gauche" (remplacé ailleurs par sinistra).
    Compte tenu de tous ces exemples de présence de la semi-voyelle (textes poétiques, toponymes, expressions figées), j'ai l'impression que l'hypothèse de Chaker ne tient plus, et il faudra bâtir des nouvelles théories basées sur la  chute de la semi-voyelle à l'état libre masculin (chute qui se produit aussi à l'état d'annexion en touareg), plutôt que sur l'adjonction de cet élément à l'état d'annexion en berbère du Nord.
    Par ailleurs, l'hypothèse d'un état d'annexion constituant le reliquat d'une phase de nom dépourvu de tout préfixe est assez peu vraisemblable dans la mesure où:
1) Le préfixe en t- des noms féminins est présent à l'état d'annexion aussi, ce qui oblige Chaker à supposer que l'article était épicène et composé d'une simple voyelle; le t- actuel des féminins aurait été ajouté par la suite ("phase 2") tant aux noms indéterminés (directement devant le nom) qu'aux déterminés (en ce cas devant l'article mais pas devant le nom!): une marque préfixale inattendue et tout à fait superflue, puisque le féminin était presque toujours déjà marqué à la fin du nom;
2) Il s'avère que l'état d'annexion des noms masculins en touareg n'est pas toujours caractérisé par l'absence de tout son initial. En effet, cela a lieu surtout au pluriel, où Ø- et ´- sont en distribution complémentaire selon la stucture syllabique du nom (ce qui ressemble à la situation du berbère Nord), mais le singulier est normalement caractérisé par ä- quelle que soit la structure syllabique du nom. Cette situation serait très facile à expliquer par une réduction des voyelles pleines, avec a > ä, voyelle brève mais stable et i > e, qui tombe plus facilement.(16)  Au contraire, si l'on veut expliquer cette situation par l'adjonction d'un élément ä seulement au singulier il faudrait postuler des processus analogiques qui ne seraient pas faciles à justifier.
    Si le fondement de la théorie de Chaker s'avère faux (ou très discutable), (17) on peut regarder sous un jour différent les objections dont le même auteur avait reconnu le bien-fondé, tout en considérant valable sa propre reconstruction dans l'ensemble.
    «Le seul point qui cadre mal avec cette reconstruction sont les quelques rares formes nominales à initiale d'état libre wa- (chleuh wagerzam "guépard", wamlal "marguerite"..) sur lesquelles W. Vycichl a souvent attiré l'attention (notamment 1957: 145). On nous accordera qu'il s'agit là de faits assez marginaux sur lesquels il paraît difficile de fonder une théorie de l'initiale du nom berbère et pour lesquels il est sans doute possible de trouver des explications spécifiques...» (p. 52).
   Pourtant, ces formes ne sont pas tellement "rares" ni limitées à la tachelhit: déjà en 1920 E. Laoust signalait la fréquence, parmi les noms de végétaux, les noms d'animaux, les toponymes et les ethniques, de formes en wa-  qui trouvent ailleurs des correspondances en a-.(18)  Et de ce phénomène il signalait plus de 80 exemples provenant de tous les parlers marocains (surtout mais pas seulement du chleuh(19))  ainsi que quatre mots kabyles: (w)ah'rir "plante de coquelicot", warneger "Osyris alba", wazdel "Daucus muricatus" (w)azduz "orobanche", auxquels on peut maintenant ajouter (Dallet): (w)acnaf "Sinapis arvensis", (w)ajdim "bot. non identifié; herbe à peignes"(20) , waghzen "ogre" (21), wazi "renvois, éructations, aigreurs d'estomac".(22)   Un des noms d'animaux signalés par Laoust, wazugen / az'ug "cigale"(23) , se retrouve aussi en Kabylie: warzigen(24)  et wardjedjdji (25)  et a des pendants jusqu'en touareg: tayert wajij "grillon, cigale", tahaggart wa-iz'z'eg'en, invariable au sg. et au pl., "(m. à m. celui qui ayant trait) grillon" (ainsi analysé par Foucauld IV, p.1936).(26)  Un autre mot touareg en w- est wännag "conjonctivite, ophtalmie" (tawellemmet), correspondant  à tahaggart ähennag' (et peut-être aussi à tayert zenu et/ou kab. tindaw, rif. kundu, senh. bekkindu / mekindu?).
    En définitive, j'ai l'impression que ces reliquats sont diffusés un peu partout dans le monde berbère, de façon plus ou moins étendue, et que la reconnaissance de leur existence dans les différents parlers ne dépend(e) que de la disponibilité de bons dictionnaires (surtout riches en termes particuliers tels que les noms de plantes, d'animaux etc.).(27)
    Il est intéressant de rappeler ici les conclusions auxquelles Laoust était amené par l'examen de ces données (1920: 486):
    «on postulera avec assez de certitude:
a) Le nom berbère placé dans des conditions syntaxiques déterminées reprend sa forme primitive qui était une forme waX.
b) La forme actuelle aX est une forme dérivée de la précédente.
    Les sons wa et a placés à l'initiale du nom berbère apparaîtraient donc comme des préfixes, ou, plus exactement, comme des démonstratifs, restés accolés au substantif sans autre signification précise que celle d'indiquer le genre et le nombre. Il n'est pas douteux, en effet, qu'il faille identifier wa et a, caractéristiques de la constitution nominale berbère, aux particules démonstratives wa et a connues dans la généralité des parlers y compris les touaregs. De sorte que wazmay "jonc" correspondant à azmay doit se décomposer: wa + zmay ou a + zmay et se lire "ceci zmay" ou "celui de zmay". On peut conjecturer qu'à une époque ancienne de son évolution la langue berbère utilisait ces démonstratifs en leur donnant la valeur d'articles...»
    On constate que cette théorie correspond assez étroitement à celle qu'a esquissée W. Vycichl (1957): les éléments préradicaux des noms berbères remontent à un ancien article (à son tour issu d'un démonstratif m. wa, f. ta pl. m. wi, f. ti "celui, celle, ceux, celles"), et au masculin devaient présenter toujours la semi-voyelle qui aujourd'hui n'est conservée qu'à l'état d'annexion.(28)  K.-G. Prasse (1974: 14) accepte l'hypothèse d'un ancien pronom/article préposé, mais considère la série des pronoms wa etc. («singulatif défini») comme étant à la base seulement des formes de l'état d'annexion, tandis que a («collectif indéfini indéclinable») serait devenu le préfixe de l'état libre. Mais je crois que cela complique inutilement les données: selon cette hypothèse aussi il faudrait imaginer ici aussi une phase de langue où les deux états étaient différenciés quant à "définitesse", et en outre, pour expliquer le fém. de l'état libre il faudrait le recours à une réfection analogique sur l'état d'annexion.
    Tout peut bien s'expliquer par une simple chute de la semi-voyelle à l'initiale de l'état libre. Ce qui gêne les chercheurs est, comme on l'a vu, la difficulté d'expliquer la chute et la preservation "croisée" d'éléments dans les deux états (chute de la voyelle et maintien de la semivoyelle dans l'état d'annexion ~ chute de la semi-voyelle et maintien de la voyelle dans l'état libre). Toutefois, cette distribution n'a rien de bizarre si l'on considère que les deux phénomènes qui interviennent dans le jeu d'alternances des états du nom sont liés à deux causes tout à fait différentes: pour l'élément vocalique, ce qui a produit des changements est, vraisemblablement un déplacement de l'accent qui a causé la chute ou le maintien de la syllabe, tandis que pour l'élément consonantique placé à une extrémité du mot et exposé à des phénomènes de sandhi, ce qui importe est l'environnement phonétique: si le nom est à l'initiale ou, en tout cas, n'est pas étroitement lié aux mots précédents la semivoyelle peut tomber (> é. libre), mais à l'intérieur de certains syntagmes la semi-voyelle peut se préserver (> é. d'annexion).
    Mutatis mutandis, on peut comparer la situation de l'initiale des noms masculins berbères  (*wa- > we- ou a-) aux reflets en français des sons successifs à la première syllabe dans les expressions latines (1) dícit homo et (2) dicébat : dans (1), l'accent sur la première syllabe a fait tomber tous les éléments de la deuxième, sauf la consonne finale, qui est gardée dans le contexte vocalique (la "liaison"): > dit-on [di'tõ]; en (2), au contraire, l'accent tombait sur la deuxième syllabe qui est conservée, tandis que le -t final, n'étant pas "protégé" par une voyelle suivante, s'efface comme le reste de la dernière syllabe, atone: disait [di'zE].

2. Le rôle de l'accent.

    La cause la plus probable de la chute (ou abrègement) de la voyelle d'état a été donc un déplacement d'accent dans les noms étroitement liés aux mots qui précèdent (tel est le cas des noms à l'"état d'annexion", qui en principe ne se trouvent jamais au commencement d'une phrase). Un exemple de modification du vocalisme liée à un changement de rôle syntaxique du mot (vraisemblablement à la suite d'un déplacement d'accent) est visible aussi en arabe dialectal algérien, où e alterne (d'une façon systhématique) avec i à l'intérieur d'un nom isolé ou à l'état construit: weled "garçon" ~ wli:d <mm-i; wje< "douleur" ~ wji<  er-ras "mal de tête".(29)
    Des déplacements d'accent dans les différents états du nom ont été relevés dans plusieurs parlers (Brugnatelli 1986), et cela s'accorde avec les études instrumentales de S. Chaker pour le kabyle (1995: 97 ss.): «Il semble qu'il n'y ait pas en kabyle "d'accent de mot intrinsèque", mais simplement un accent de mot en phrase». Indépendemment des études, encore insuffisantes, sur la nature et la place de l'accent dans les différents parlers modernes, (30) ce qui importe d'observer sur le plan historique est que:
  1. si l'abrègement de la voyelle d'état a eu lieu d'une façon à peu près identique dans tous les parlers, cela veut dire qu'autrefois l'accent capable de produire ce changement était le même dans tout le domaine berbère;
  2. le seul type d'accent capable de produire l'abrègement des syllabes atones est un accent dynamique. Donc les parlers berbères de l'antiquité possédaient tous un accent dynamique;(31)  
  3. le maintien d'une "voyelle constante" dans certains noms, quand elle n'est pas due à un allongement à la suite de la chute d'une radicale (tala < *tahala), a eu lieu, probablement, dans les noms dont la structure ne permettait pas le déplacement de l'accent.(32)


3. Etat d'annexion dépourvu de préposition n-


    Avant de conclure, je voudrais traiter brièvement un dernier problème soulevé dans le même article de S. Chaker: les cas d'un nom déterminant un autre nom apparemment sans la préposition n en kabyle et ailleurs (awal umazigh "la parole du berbère", afus ugelzim "manche de pioche"). A mon avis ces cas (différents des constructions figées avec des noms tel at "fils de", etc.) ne sont que l'issu d'une assimilation de la préposition à u-, i- (seulement quand le w- /y- de l'état d'annexion deviennent vocaliques n'étant suivis que d'une consonne). Au contraire selon Chaker «quelle que soit l'explication diachronique que l'on retienne (...) il paraît difficile en synchronie de voir ... une variante phonétiquement conditionnée ... (/n+u-/ > [u]), puisque la combinaison /n + u/ est par ailleurs bien attestée dans les parlers considérés»
    Sur cette question un article de L. Galand (1966) a apporté une série de considérations qui —à mon avis— ne permettent pas de douter de la présence virtuelle d'une préposition (ce qui l'emporte est surtout la distribution complémentaire de la préposition et Ø selon la réalisation du son initial du deuxième nom).  
    De ma part, je me limite à ajouter une considération qui est trop souvent négligée dans les études de linguistique historique: il n'est pas toujours possible d'appliquer les mêmes "lois phonétiques" à un son donné lorsqu'il fait partie du stock des phonèmes ayant une valeur distinctive à l'intérieur du lexique et lorsqu'il fait partie de l'ensemble, souvent plus réduit, des "phonèmes morphologiques", qui n'ont une valeur distinctive qu'à l'intérieur des morphèmes d'une langue.
    Cette considération, soulignée par F. Aspesi dans un brillant article sur AION, est bien confirmée, à l'intérieur de langues chamito-sémitiques, par exemple par l'évolution de *s "morphologique" (qui donne lieu, dans les diverses langues sémitiques, tantôt à s /sh,  tantôt à h, tantôt à ' / Ø sans que les racines changent leurs *s ), ou par l'évolution du *t "morphologique" (qui donne lieu, lui aussi, à des affaiblissements > h, Ø. Cf. Brugnatelli 1994).
    Et, en effet, en berbère du Nord aussi il arrive que l'évolution phonétique de [n] + sonante soit différente selon qu'il s'agisse a) d'un n quel qu'il soit ou b) de la préposition n. On a aussi:
    a) n + w > nw : kunwi "vous", anwa "qui?", ecc.
    b) n + w- > ww- / bbw- / ggw-: bbwergaz "de l'homme"

    a) n + y > ny : anyir "le front", ecc.
    b) n + y- > yy- / ggy- : ggy-ergazen "des hommes"

Reférences bibliographiques:

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    (à paraître)    "An outline of word and sentence prosody in Berber: towards a reconstruction", Journal of Afroasiatic Languages

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    1990    Timsal. Enigmes berbères de Kabylie, Paris

Ghoubeïd Alojaly
    1975    Histoire des Kel-Denneg avant l'arrivée des Français, Copenhague

    1980    Lexique touareg-français, Copenhague

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    1977    «Sistema fonematico "complessivo" e sistemi fonematici "morfologici": un'interpretazione di alcuni fatti semitici», Annali dell'Istituto Orientale di Napoli, 37: 393-401

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    1932    "Note sur l'état d'annexion en berbère", Bulletin de la Société de Linguistique de Paris 33: 173-4

    1945    "Sur la voyelle initiale en berbère", Revue Africaine: 82-88 (réimp. in A. Basset, Articles de dialectologie berbère, Paris 1959: 83-89).

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    1981    Touaregs nigériens. Unité culturelle et diversité régionale d'un peuple pasteur, Paris

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    1986    "Alternanze accentuali e morfo-sintassi nominale nel berbero orientale" in Contributi di Orientalistica, Glottologia e Dialettologia, Milano ["Quaderni di ACME" 7], 61-72

    1987    "Deux notes sur l'état d'annexion en berbère", in H. Jungraithmayr-W. W. Müller (eds.), Proc. 4th Int. Hamito-Semitic Congress, Amsterdam-Philadelphia, 349-359

    1994    "Sulla caduta di t morfologico in camito-semitico", Atti del Sodalizio Glottologico Milanese 33-34 (1991-92 e 92-93), pp. 4-12

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    1985    Peau d'âne et autres contes Touaregs, Paris: L'Harmattan

Gian Carlo Castelli Gattinara
    1992    I tuareg attraverso la loro poesia orale, Roma

Salem Chaker
    1988    "Annexion (état d')" in Encyclopédie berbère, fasc.5, 686-695

    1995    Linguistique berbère. Etudes de syntaxe et de diachronie, Paris-Louvain (Peeters)

Mokrane Chemime
    1991    Amawal amezyan n ugama - Petit lexique de la nature, Tizi Ouzou

Jean-Marie Dallet
    1982    Dictionnaire kabyle-français, Paris

Charles de Foucauld
    1940    Dictionnaire abrégé touareg-français de noms propres (dialecte de l'Ahaggar), Paris

    1951-52    Dictionnaire touareg-français (4 vols.), Paris

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    1953    "Particle-noun complexes in a Berber dialect (Zuara)", Bulletin of the School of Oriental and African Studies 15.2: 375-390

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    1974    Contes touaregs de l'Aïr, Paris: SELAF

Karl-G. Prasse
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    1932    Etude sur les dialectes berbères des Beni Iznassen, du Rif et des Senhaja de Sraïr, Paris

Werner Vycichl
    1957    "L'article défini du berbère", Mémorial A. Basset, Paris: 139-146.




NOTE
(1)  Un tournant décisif pour la description du phénomène est représenté par la page et demie de Basset 1932 dans le Bulletin de la Société de Linguistique de Paris. En suite, un article paru en 1945 est venu compléter dans les détails son analyse.
(2)   On connaît l'extrême prudence d'A. Basset en ce qui concerne les explications diachroniques des phénomènes berbères. C'est à la suite de son attitude, je crois, que peu de berbérisants se sont penchés sur la question.
(3)   Salem Chaker (1995): il s'agit de la "reprise" d'un article précédemment paru dans l'Encyclopédie Berbère (1988).
(4)   A côté de cet article, je peux rappeler seulement l'étude de Vycichl (1957) sur l'origine des éléments préradicaux du nom et le chapitre "Origine du préfixe d'état" dans Prasse (1974: 12 ss.).
(5)   A l'exception des noms dits "à voyelle constante" où elle se maintient.
(6)   Les noms féminins gardent le caractéristique t- initial dans les deux états.
(7)   Un des exemples apportés par Prasse (agg- "fils de" < *aw + w-) ne peut pas être rejété, comme le fait Chaker, sous prétexte que cette forme peut «s'expliquer beaucoup plus simplement par un traitement local nettement établi par ailleurs: BN /w/ > touareg /gg/; ainsi BN alwes / alus et touareg alegges, ‘beau-frère'»: en effet, des exemples comme le mot composé awadem"homme" (lit. "fils de Adam") prouvent que "fils" en touarègue devant un nom à initiale vocalique qui se passe d'opposition d'état était bien aw et non agg.
(8)   Il s'agit de deux recueils de contes, Petites Sœurs (1974) et D. Casajus (1985) et, plus récemment, trois recueils de poèmes: Mohamed-Prasse (1989-90), Albaka-Casajus (1992) et Castelli Gattinara (1992).
(9)   Un phénomène analogue de préservation de la semi-voyelle de l'état d'annexion dans des poèmes traditionnels, avait été déjà reconnu, précédemment, par J. Lanfry à Ghadamès (1972: 181-2).
(10)    La conservation de noms à l'état d'annexion dans la toponymie a été déjà relevée ailleurs, chez les Zenaga et à Siwa, où l'opposition d'état n'est plus présente actuellement (Brugnatelli 1987: 349). 
(11)   Un examen des index présents dans la plupart des ouvrages sur les touaregs permet d'identifier d'autres toponymes pourvus de semi-voyelle au-delà de ceux qu'a signalé Prasse.
(12)   Selon les indications d' Alojali 1975: 149.
(13)   Bernus 1981: 68; en tifinagh à la p. 299: NGR, sans semi-voyelle; Prasse le transcrit Yen Wäggar.
 (14) Je n'ai pas pu localiser avec certitude tous les noms que j'ai relevé. En tout cas, ils ne sont pas limités à cette région, mais on en trouve ailleurs aussi. Cf. par ex. Wällam (< allam, n.v. de alem "ouvrir"?), près de Niamey.
 (15) D'habitude en tayert les noms formés sur la racine de "gauche" ne présentent ni gémination des deux premières consonnes ni semi-voyelle dans l'état d'annexion. Cf. Mohamed 1989, n° 151: 70: wan zälgät ed-wan eghil "celui de gauche et celui de droite"; 153:39: täzälge n- "à gauche de"; 160: 13: Ta ser zälgät-in "celle qui se trouve sur mon coté gauche"; 154: 45: xemila en-täzalgé "la corde de soie du nord". Cf. aussi les dictionnaires: touareg du sud (Alojali) tezalgé; touareg du nord (Foucauld): téhalg'é. Le mot contenu dans ta n wazzelleg "à gauche" est différent de tout cela. Malheureusement dans le recueil n'est pas dit d'où provient exactement le conteur de cette histoire. Le redoublement d'une consonne est gardé par la toponomastique, dans le nom de la région de Tamanrasset, appelée Wa-helleg'en (Foucauld 1940: 104).
(16)   En effet, on relève une situation tout à fait identique avec la reduction, de la voyelle qui a lieu très souvent à l'état libre aussi: cf. Prasse 1974: 17 ss.
(17)   Le point de départ erroné n'est pas le seul point faible de la reconstruction de S. Chaker. Un autre passage franchement peu vraisemblable est —à mon avis— l'hypothèse d'un passage gratuit d'une opposition nom défini (avec article) ~ nom non défini (dépourvu d'article) à une opposition nom "libre" ~ nom "déterminant".
(18)   Un phénomène analogue se relève en hebreu, où plusieurs noms de lieux, personnes, animaux, maladies etc., commencent par un préfixe y- dans lequel Garbini (1984: 84-88) reconnaît un ancien "thème pronominal".
(19)   Laoust (1920: 485 ss.) Sans doute aux mots qu'il signalait on peut en ajouter beaucoup d'autres. Je rapporte ici ceux que j'ai pu relever dans le petit dictionnaire de Jordan (1934): waghoris/aghris "glace, gelée blanche"; wayel "huître", wakuz "charançon, ver", wamsa "fenouil", wasefsaf / asefsaf "peuplier" (faut-il lire deux s' au lieu des s?), wasser'emt "flèche" (de essr'em "tirer"), watata "bègue" (de tata "bégayer"), wawan "larve d'abeille".
(20)  Selon Allioui (1990: 101): "coucou (?)". Dans la même page on relève un terme waghzaz "laiteron maraîcher" inconnu par ailleurs.
(21)   Cf. le chleuh aghwz'en "ogre". A Ghadamès Waghzen est nom propre d'un ogre (cf. à Ghat ighej "ogre"?). L'emphatique du chleuh permet de le ramener au verbe ghez'z' "ronger" (kab. et chl.) .
(22)   Cf. Maroc central (Taifi) azza "id.", Rif (Renisio) azza / izza "id.".
(23)   P. 486: A. Messad, Demnat. Dans Jordan (1934) on trouve waz'uyz'ay et wiz'ugen. Ce dernier mot semble indiquer que la forme sans emphatique soit (?) une faute de frappe de Laoust, mais on ne peut pas l'affirmer avec certitude car, comme on verra par les rapprochements dans les différents parlers, dans ce mot l'emphase n'est pas toujour présente.
(24)   Hanoteau 1906: 264. Malheureusement cet auteur ne signale pas l'éventuelle emphase de z
(25)   Chemime 1991: 18. Y. Allioui (1990: 132-134, n° 323, 328-330) rapporte aussi une forme apparemment "régularisée" awer'djedjin, mais ses notations ne sont pas toujours dignes de confiance. Par exemple, l'état d'annexion de ce mot est transcrit une fois uwer'djedjin (n° 323) et une fois wer'djedjin (n° 328).
(26)   En tawellemmet de l'Est: az'z'ik (pl. az'z'ikän, ét. ann. a- / a-, Alojali).  La provenance d'une sorte de construction "support de détermination" + "participe" (?) en -n est probable dans plusieurs cas de ces noms qui se terminent par -n. Dans le cas de (w)agerzam "guépard", il existe aussi une variante wagrzamn "panthère".
(27)    Par exemple, le nouveau grand dictionnaire de M. Taïfi sur les parlers du Maroc central permet de relever quelques autres mots à w- initiale comme wawih' "émouchet (oiseau)", wilid'  / wilitt "orgelet" (cf. chl. ild', tuar. alet't'), wanslulfen "gros lézard", wawter "humérus" (cf. Rif awtär "cuisse"), wawzer "dépression entourée d'hauteurs".
(28)   Des phénomènes de figement d'un ancien article qui perd sa valeur définie sont connus ailleurs, et deux cas sont signalés au sein des  langues sémitiques: à côté du cas bien connu de l'araméen, où l'article était postposé -a:' (cf. syr. yo:ma: "jour"), on peut citer aussi les parlers sudarabiques modernes, où plusieurs mots gardent un ancien article préposé, comme dans mehri h'eyawm "soleil"(<"jour").
(29)   Ce parallèle m'a été gentiment suggéré par M.e Aziza Boucherit, que je remercie.
(30)   Dernièrement, une étude comparative d'A. Aikhenvald (à paraître) essaie de reconstruire des règles communes à tous les parlers et parvient à la conclusion que «the regular or quasi regular accent shifts in these constructions [c.-à-d. prép. + nom] can partially account for regular vowel reduction in the annexed state».
(31)   Que cela ne soit pas la situation actuelle de tous le parlers ne surprend pas: on connaît bien, par exemple, le cas du latin, dont l'accent a subi deux changements de nature et de place entre la phase des textes archaïques et l'âge classique.
(32)   Par exemple, la plupart des thèmes monosyllabiques selon Chaker 1995: 46. Deux autres études qui essaient de dégager des règles pour la "voyelle constante" dans deux parlers très éloignés (Jebbour 1991: chleuh; Mitchell 1953: Zouara) relèvent quelques conditions identiques (la gémination de la consonne qui suit la voyelle: Jebbour p. 46, Mitchell p. 385) mais aussi des conditions différentes (présence d'un glide après la voyelle initiale: Jebbour; existence d'une seule consonne après la voyelle —pour les monosyllabes dont la voyelle radicale n'est pas i—: Mitchell).